Entretien : Jacques Victor Giraud, Vincent Péraro. A propos de l’exposition Péraro réalisée en 2017 à l’Artboretum.

JVG : Ton exposition précédente de 2012 proposait des sculptures en résine de grands formats nous nous retrouvons pour cette exposition avec des petits formats, comment cela est-il arrivé ? Que cela passe de grandes dimensions, importantes dans l’espace, puisqu’on avait même eu des difficultés avec Partita et là aujourd’hui, on revient…on dirait presque un travail sur socle quelque part.

V.P : La manière dont ces petites pièces ont été présentées, sur de grandes tables reconstitue un peu le contexte de l’atelier.

Pour moi ce qui est intéressant c’est qu’après avoir fait pendant des années des sculptures assez grandes de taille, par rapport au corps en fait, au corps humain, à l’échelle humaine, faire de petites pièces me semblait finalement difficile, j’étais un peu inquiet de savoir si j’arriverais à les faire, et cela a été très simple et plus facile finalement. Et puis les petites pièces c’est plus facile à gérer matériellement.

JVG : ça je m’en doute et puis il ne faut pas se mentir, je crois aussi qu’il y a un problème de vie, c’est à dire de financement...

V.P : Baudelaire déjà, qui n’aimait pas beaucoup la sculpture, disait que les sculpteurs sont les damnés de la terre, là il n’avait pas tort… et c’est vrai que c’est une économie de faire et de mise en œuvre pour moi qui suis dans un travail classique de moulages, de tirages, d’éditions, ça demande certains moyens, c’est pour ça aussi que je suis passé à ces petites pièces, mais c’est très intéressant et je n’ai pas de regrets.

JVG : C’est très bien de ne pas avoir de regrets il y a quand même un projet dont on peut parler plus tard, qui est A380°, bien sûr là ce sont des moyens très importants que tu n’as pas encore pu obtenir… on ne va pas rentrer dans ces détails….

Donc les petites pièces sont arrivées et ce qui est drôle quand on voit ces petites pièces, on dit petites mais elles sont quand même de dimensions 50X50, ça dépend lesquelles mais enfin on a 50X50 et un peu plus, ce qui advient dans l’espace, c’est une présence très forte. J’ai pu le constater avec le public. Dès l’entrée dans le lieu d’exposition, un silence se crée. Les personnes s’arrêtent, découvrent des lignes, des formes, parce qu’il y a des perspectives, il y a des lignes toujours dans toutes tes sculptures qui ouvrent des horizons différents.

V.P : Oui c’est drôle parce qu’on me demande toujours est-ce que vous faites des dessins préalables, en fait je ne fais pas de dessins en deux dimensions mais les sculptures ce n’est que du dessin quasiment. Pour le coup la fameuse phrase de Baudelaire : « je hais le mouvement qui déplace les lignes », c’est plus ma phrase que la sienne en fait.

C’est vraiment ça : le déplacement par rapport à un objet dans l’espace, c’est vraiment ce qui m’occupe et ce qui m’intéresse le plus.

JVG : et bien là on peut dire que c’était réussi, on est obligé de se déplacer dans le lieu, de découvrir chaque sculpture, qui parfois dans les formes peuvent, disons, se ressembler mais ne sont jamais les mêmes. Parce que ça part d’une forme de moule aussi dans le travail qui a été repris mais pour réaliser une autre forme… donc il y a des choses complètement différentes, qui se ressemblent, mais ne sont jamais les mêmes.

V.P : Décidément, on est encore avec Baudelaire, « ni tout à fait la même, ni tout à fait une autre », c’est vrai et c’est le problème infini de la sculpture. Comme il y a cette possibilité de duplication on peut toujours jouer, se risquer, et Rodin a été quand même le grand champion de ça, entre autres avec cette sculpture : « Les trois ombres » qui sont au- dessus de la porte de l’enfer. C’est trois fois la même sculpture sous un angle différent et personne ne voit que c’est trois fois la même. C’est très intéressant c’est le jeu de la sculpture avec les abattis, avec les coupes, le moulage puisqu’il y a cette possibilité que n’ont pas les peintres de dupliquer l’œuvre et de jouer avec.

Alors après le problème c’est de trouver quand est-ce que cela s’arrête et c’est très important parce qu’on peut jouer des heures et puis ne jamais rien faire, par exemple on pourrait jouer toute sa vie et ne laisser aucune œuvre. Alors qu’à un moment il faut dire stop c’est fini. Intellectuellement c’est très intéressant.

JVG : Bien sûr, mais en même temps toutes les lignes, pas par rapport à la peinture mais par rapport au dessin, (ou alors il faut faire de la gravure si on parle de moules) on peut s’engager dans le système des séries, on peut répéter mais ça change, c’est un peu la même chose sauf que l’on n’a pas les trois dimensions, ou alors on les suggère en entrant dans la perspective ou dans les plans.

Mais on a toujours cette notion que tu as depuis le début, c’est un plan au départ comme une peinture, on dira un rectangle pour être plus simple… on s’approche, il y a la découverte et tout à coup il n’y a jamais une ligne qui ne soit vraiment droite, il y a tous ces jeux de la surface qui n’est jamais vraiment plane, un côté légèrement bombé, l’autre côté l’est différemment, tout est comme ça. Il y a toutes ces particularités, ces nuances qui font changer le regard à chaque fois.

V.P : C’est ce qui rend la sculpture aimable, c’est qu’il y a ce trajet qu’on pourrait faire vers elle et en découvrir les délicatesses, les finesses, les particularités, il y a cette phrase que j’adore d’Einstein qui dit en anglais « nothing is that simple that it can’t be misunderstood », en français en traduisant mais c’est moins joli « rien n’est simple au point qu’il ne puisse être mal compris », c’est un peu ça la sculpture.

JVG : c’est un peu ça de toute façon pour que quelque chose soit simple il faut avoir déjà résolu pas mal de choses.

V.P : oui ça résume bien l’ampleur du problème, c’est un peu comme la phrase de Mies van der Rohre : « less is more », dit autrement « la simplicité est un long voyage ».

JVG : En plus tes sculptures sont présentées dans cette exposition sur des socles ou des tables, c’est à dire à une hauteur pour voir des sculptures d’un plus petit format, certaines sont surélevées par rapport à l’œil pour avoir une ligne d’horizon. Il y a toujours eu cette question de ligne d’horizon même dans les grandes pièces de toute façon, qu’on soit loin puis tout à coup on découvre au fur et à mesure que l’on approche, comme pour les petites pièces, on va découvrir qu’il y a une cavité intérieure et encore d’autres phénomènes qui se passent. Cette ligne d’horizon pour toi je crois qu’elle est très importante.

V.P : Oui ça a été un bonheur, un vrai bonheur de découvrir tout à fait par hasard dans un texte de Rosalind Krauss à propos de Richard Serra, dans un catalogue de Beaubourg, où elle cite Merleau Ponty sur la ligne d’horizon des objets.

Et quand j’ai lu ça je me suis dit que c’était quelque chose que je vivais depuis longtemps et qui m’était complètement familier et que la chose soit énoncée ça m’a ravi.

JVG : fortifié aussi peut-être.

V.P : oui peut-être ça m’a fortifié aussi, je me suis dit mais c’est ça il y a des mots sur quelque chose qui m’est tout à fait familier et … j’ai oublié le reste de la question…

JVG : oui ce n’est pas grave, parce qu’il y a cette cavité à l’intérieur et en même temps quand on regarde cette cavité, ce sont encore des plans qui amènent cette cavité qui sont aussi courbes, et tout d’un coup on découvre que le fond naît d’une suspension des plans précédents, ça c’est surprenant.

V.P : oui une courbe, elle n’est courbe que d’un point de vue parce que d’un autre point de vue la courbe elle est droite. Si on dessine une courbe sur un bout de papier, en fait dans l’espace si on tourne la chose la courbe elle est droite, donc la courbe elle existe moins que la droite. Donc avec la droite d’un point de vue mental et psychique on retourne à la ligne d’horizon, c’est un niveau, donc c’est quelque chose sur lequel on peut plus facilement construire je pense une droite.

Mais l’intérêt de la droite courbe c’est qu’elle est dans l’espace, donc elle prend l’espace mais quelque part elle reste droite. Donc elle reste une structure avec laquelle on peut avancer.

JVG : je parlais de la profondeur, je parle surtout des pièces en plâtre. Tu as deux sortes de plâtres d’ailleurs, il y en a un qui est plus blanc que l’autre.

Grâce au socle on a une nouvelle vue, comme si on regardait la face supérieure d’un cube, là il y a quelque chose qui va dans le fond, c’est fait à base de droites qui deviennent courbes bien sûr, et on termine par un carré, disons une forme géométrique et l’intérieur au lieu que ce soit un fond on a une surface en dessous mais qui rend le cube en suspension.

V.P : oui là tu parles de plusieurs pièces, mais ça me fait penser en particulier à une pièce. Ce qui s’est passé avec ces petites pièces c’est que tout de suite toutes les personnes qui les ont vues ont dit mais ce sont des pièces monumentales, alors qu’elles sont de format réduit 30 à 40 cm, mais elles portent en elles c’est sûr une possibilité de monumentalité. Je ne sais pas si je te l’ai dit mais il y a un anglais qui aimerait bâtir sa maison à partir d’une de ces pièces.

JVG : Oui ça c’est vrai parce quand on regarde chaque pièce dans son être-même, c’est vrai qu’elles peuvent être très grandes, c’est ça qui est stupéfiant. Des petites pièces qui amènent des dimensions autres. Qu’une personne veuille en faire une habitation c’est parfait. Ça me rappelle au Bauhaus les maisons blanches au sol bien vert qui ont servies de logement aux directeurs et professeurs mais là c’est d’autres formes mais ça va dans le même sens.

V.P : ce qui est un peu curieux pour moi c’est que ce sentiment de monumentalité des pièces je le reconnais comme je sais regarder les choses mais ce n’est pas un désir, ce n’est pas une volonté première, c’est une constatation voilà. Par contre c’est amusant dans le texte de Bonnefoi que va éditer l’Artboretum aussi, il y a cette idée que l’œuvre d’art invente à chaque fois sa technique et je pense que c’est très juste et que c’est quelque chose qui me touche beaucoup. Parce que quand même la sculpture a quelque chose de besogneux, de faire, et les choses à faire ne peuvent pas être faites, pour la pratique que j’ai, ne peuvent pas être faites dans le geste. Je ne suis pas dans la gestuelle, c’est très curieux parce qu’à la fois je peux dire que je ne fais que du dessin dans l’espace et à la fois il n’y a pas de geste…

JVG : oui mais en même temps moi je dirais plutôt qu’il y a un côté humain, c’est ça qui joue, c’est pour ça que toutes les personnes sont là et font silence parce qu’il y a quelque chose qui s’impose, les socles participent de cet état. Le silence est nécessaire. Nous sommes en présence de choses, à regarder, à voir, à découvrir…que ce soit avant dans les grandes sculptures, ou dans celles-ci à un format, disons plus réduit on a la même impression, ça s’adresse à l’humain.

V.P : tant mieux.

JVG : et si quelqu’un te dit oui je pourrais faire une maison avec cela et bien c’est formidable… La sculpture est habitable.

C’est qu’Il y a quelque chose qui est toujours là, qui a à voir comme tu disais des lignes qui ont la responsabilité, la douceur, c’est important.

Il y a une différence avec ces pièces qui sont en plâtre et celles qui sont en résine, alors que les grandes sculptures sont en résine, même si elles ont vécu en plâtre, puisque tu travailles comme ça. Et que tu n’as pas eu l’occasion de travailler avec des grandes industries ce qu’il faudrait pour la A 380°.

Les sculptures en résine par contre offrent la transparence.

V.P : translucidité.

JVG : translucidité pardon, il y en a une que je trouve très belle qui est placée en hauteur, une ligne d’horizon a été crée avec son socle, d’un certain côté bien sûr, mais cette forme qui peut ressembler à …

V.P : une baignoire…

JVG : oui j’allais parler de cuvette, une de tes premières expositions en 2007 d’ailleurs, c’était comme une cuvette, une face à l’intérieur où c’est fibré parce que c’est le matériau qui l’implique et de l’autre côté c’est lisse comme la peau, donc on est à l’intérieur et à l’extérieur.

Là c’est la même chose en format réduit et c’est quand même ouvert sur le côté. Il y a une ligne qui, grâce à la lumière, rend l’intérieur doré, il n’y a pas de doré. De loin on a quelque chose, un plan, comme au départ il y a toujours un plan, il y a une petite courbe qui dessine sur le socle un petit arc, plus on approche plus on découvre finalement la forme, on dira demi-ronde ; il y a une différence par rapport aux sculptures en plâtre.

Forme, contre-forme, positif et négatif, comme cette forme en plein qui ailleurs était un vide tous ces jeux amènent des lectures complètement différentes en même temps.

V.P : oui, alors là il y beaucoup de questions.

Par rapport à la translucidité et au plâtre, ce qui est très étonnant c’est que le plâtre a une beauté dans sa lumière, je dirais que le plâtre c’est mon matériau de cœur, c’est le matériau qui permet de créer des formes qui ont, j’espère, la délicatesse dont tu parles.

Ce qui est très difficile pour moi c’est que pour des raisons techniques et de place … c’est très difficile de garder, surtout pour les grandes pièces, les pièces originales en plâtre parce que ça prend une place de fou.

Ce qui est intéressant après c’est qu’on a un original en plâtre, on fait un moule donc c’est déjà deux fois le volume de la pièce, ensuite on fait un tirage ça fait trois fois. Donc un truc qui prend un m3 en fait il en prend 3 dans l’espace.

Avec la translucidité ce qui est intéressant c’est qu’on ne peut pas préjuger, même avec l’expérience, de ce que sera la transcription d’une forme en plâtre en une forme translucide parce qu’il y a des surimpositions de surfaces. C’est à dire que la translucidité, elle, permet à l’œil de ne pas voir, elle permet que l’œil bute sur une surface sans savoir la nature de cette surface, c’est-à- dire son volume, donc en fait je fais de la sculpture contre la sculpture quoi. On ne peut pas lire si une surface est convexe ou concave etc…

JVG : en même temps il y a cette découverte en passant à la résine de ne pas savoir, de diriger, à force de la travailler bien sûr on arrive à mieux diriger, cette découverte amène comme dans toute chose une réflexion qui apporte pour la pièce suivante.

V.P : oui ce qui compte j’imagine pour chaque artiste c’est toujours la pièce suivante, il y a toujours cette insatisfaction.

JVG : qui fait que ce sont des séries … tout ce jeu-là était présent.

Les trois pièces en plâtre, à l’entrée de l’exposition sont identiques mais quand on les regarde elles semblent toutes différentes alors que ce sont pratiquement les mêmes.

V.P : ce sont les mêmes.

JVG : mais on ne peut pas voir que ce sont les mêmes.

V.P : oui ce n’était pas prémédité, les visiteurs me disaient à chaque fois mais ce ne sont pas les mêmes pièces, alors on faisait pas mal de paris….

JVG : en plus il y avait cette pièce en résine, comme un jeu. Une des pièces en plâtre recevait la possibilité de cette pièce en résine qui était l’intérieur du vide du plâtre, et il y en avait une autre en résine posée à l’envers pour bien montrer ce qui était caché.

V.P : Bonnefoi dit dans son texte un vide opacifié en parlant de l’empreinte intérieure, et c’est assez juste.

JVG : donc on pouvait s’amuser à combler ce vide avec ce dispositif, dans le même temps on avait le moule et l’histoire si on peut dire…

V.P : ce qui est assez joueur et donné, c’est d’offrir à la personne qui observe des possibilités pour comprendre comment les choses adviennent, une forme, son empreinte.

Quand même l’empreinte c’est quelque chose d’hyper-humain et d’hyper-profond parce que c’est la première chose qu’un homme fait quand il marche sur la terre, quand il pose le pied c’est son empreinte déjà, donc c’est quelque chose qui est fondamental dans le mouvement de l’être.

JVG : c’est pour ça que je reviens au début quand je disais qu’il y avait quelque chose d’humain qui se passait. Je le remarquais à chaque fois, ça c’est extraordinaire, ça montre la valeur des choses. Ça me rappelle le petit musée Zadkine, c’est sa maison atelier, je trouve ça très bien fait, il y a ce côté intime de présence. Il y a un calme dans ce lieu. Et avec ton exposition je retrouvais cette présence.

Donc ce travail parle aussi de l’intimité, l’intimité en voyant les œuvres mais l’intimité de la création-même ainsi que de son lieu. L’artiste face à son acte de création : pour toi ce sera le plâtre pour un autre une feuille de papier, un dessin, de la peinture…. Il n’y a pas besoin de commandes, c’est ça que je veux bien dire aujourd’hui.

Les commandes fonctionnent aussi au détriment de l’humain.

Il faut du temps à l’artiste pour créer une œuvre et ce n’est pas la commande qui peut en décider.

V.P : la question du temps elle est première et fondamentale. Les artistes ont besoin de beaucoup de temps, et aussi de temps à ne rien faire ou à se préparer à faire quelque chose, à se mettre en risque pour faire ça. On est passé aujourd’hui à un système ou le monde de l’art semble être plus préoccupé par la production que par la réalisation. La réalisation c’est un mot qui n’existe quasiment plus dans les circuits artistiques alors que pourtant c’est le seul mot qui a du sens, la production parle surtout d’argent, fonctionne de manière exclusive avec ses réseaux et c’est très dommage. En tous les cas à l’Artboretum ce qui a été soutenu, ce qui a été aidé, promu, accompagné c’est la réalisation.