De la Nuit et du jour

Come procede innanzi da l’ardore,

Per lo papiro suso, un color bruno

Che non è nero ancora e’l bianco more.

tout comme s’avance poussée par la chaleur, sur le bord du papier une couleur brune

qui n’est pas encore noire, mais où le blanc se meurt »

Dante, Enfer, XXV

Voir une image, qu’elle soit de peinture, d’architecture ou de sculpture, commence toujours par un désarroi que traduit l’errance du regard allant d’un point à un autre, d’un ensemble à un détail, trouve un fil puis le perd , recommence inlassablement, comme un papillon de buddleia dont les sauts brusques d’une fleur à l’autre, suivis de stations plus ou moins prolongées, souvent agitées et brouillées par la venue d’un concurrent qui ajoute aux circonvolutions nutritives celles du supplément amoureux puisqu’ici vivre et se reproduire marchent ensemble, aile dans aile.

Ainsi, de l’un à l’ autre, par sauts ou gambades, de points en points, le regard tisse un filet invisible dans l’air que je respire, entre moi et l’œuvre, dans l’épaisseur ouatée où s’amortissent presque jusqu’à l’absence le son, la vision et l’audition, comme si les hésitations et incertitudes progressivement amoncelées m’avaient lentement fait glisser dans un autre monde, sans lieu précis ni repères .

Autre Pénélope qui ne se contente pas de défaire le dessein des Parques mais qui le brouille et oppose à son impénétrabilité, comme si ce n’était pas déjà assez compliqué, le dessin d’un labyrinthe qui donne à mes passions les chemins qui lui conviennent le mieux, un chemin « aux sentiers qui bifurquent ».

L’œuvre parce qu’elle est d’abord énigme oppose une fin de non recevoir. Parce qu’elle est attrait, elle m’entraîne dans ce qui la fonde, le désir de voir : la libido spectandi dont Saint Augustin désigne l’origine, le point paradigmatique, dans la vue d’un cadavre, « dans l’espoir de trouver quelque beauté au cœur même de l’horreur ». Mais cet espoir se double d’une contrainte qui nous dépasse : nous y allons « comme poussés de dos par quelqu’un », nous ne sommes plus seulement spectateur mais déjà partie prenante, portion, détail ou mouvement inclus dans l’œuvre. Au détour d’un entretien Vincent Peraro nous dit : « Pour moi l’énigme de la sculpture c’est... comment le dire, on travaille toujours avec les yeux dans le dos. Le sujet sur lequel on croit être se trouve derrière... Pour le dire autrement, c’est travailler dos à la sculpture ou à côté... »

Le lieu de l’œuvre excède son volume tangible, il s’étend du verso de l’œuvre au dos du spectateur.

La sculpture intitulée « Pour Borges-La nostalgie du noir » est un volume « à peu près » parallélépipède, réalisée en résine, contenant en son centre un autre volume du même type, un peu plus petit. Mais tandis que le contenant est de résine translucide, le second volume, intérieur , se détache lui nettement, par la couleur jaune opaque, de l’ensemble dont il fait par- tie. Il concentre dans sa masse la potentialité visuelle manifeste du chrome, qui saute à l’œil et fait signe à la façon des grains de pollen coagulés dans la matrice de l’anthère, « partie supérieure de l’étamine, renflée, contenant ordinairement deux loges polliniques ».

Mais si je tourne autour de la pièce les bords translucides viennent couvrir progressivement cette opacité jaune pour en quelque sorte l’absorber et la digérer : un nouveau corps apparaît sous l’effet conjugué du mouvement et de la traversée de la lumière . Et entre ces deux corps qui sont le même, le jaune opaque et celui en dissolution progressive dans la lumière, l’échange se fait selon les modulations de la respiration , qui peuvent être lentes ou heurtées, accélérées ou en état d’apnée (Je pense au thorax d’un homme filmé en gros plan par Andy Warhol, pendant des heures, The Sleeper). Ce mouvement particulier à la respiration trouvera accès à la vision en donnant à l’errance du regard dont je parlais le caractère d’un rythme en osmose avec l’œuvre elle-même c’est à dire, déjà, un engagement à la lecture, mais une lecture dégagée du souci de comprendre et d’interpréter, attentive à la provenance de ce qui, venant à moi, m’inclue comme grain de matière et m’associe à la pulsatilité de l’ensemble.

Le secret ne réside pas en un lieu quelconque de la mémoire ou de la pensée, de l’espace ou du temps, il est la durée elle-même, ce qui ne s’attarde pas à produire une forme fixée et im- muable .

Le pseudo -parallélépipède est constituée de 6 plans : les côtés , le haut et le bas sont fermés; celui du dos (mais y a il ici un endroit et un envers ?) est ouvert en partie en son presque centre et, vide, n’offre aucun obstacle à la vue ou à la lumière ; sur ses arêtes découpées se fixent le volume jaune, à la perpendiculaire du plan, formant ainsi quelque chose qui s’apparente à un embout ou un entonnoir (anthère) dont la base serait tronquée . Le plan opposé (la face ?) est absent, c’est à proprement parler une ouverture.

Les 2 pans latéraux qui forment le volume sont à arêtes vives mais de hauteur et de profondeur inégales ; elles ne sont pas non plus tout à fait plates ; le pan arrière et celui qui forme chapeau doivent alors pour rejoindre les extrémités des pans latéraux s’infléchir, se courber légèrement, s’incurver en leur centre soit de façon convexe soit concave.

Le bloc de jaune a, lui, 4 cotés qui se soudent à l’ensemble à parti du rectangle ouvert ; mais ces bords sont également asymétriques ; il s’agirait plutôt d’un losange à peine étiré que du rectangle qu’il suggère à première vue. Les bords du bloc jaune , à l’intérieur, sont aussi un rectangle déformé, plus grand que celui où le bloc se colle au dos du boitier . Par conséquent les 4 faces du bloc doivent également , pour se joindre, subir des torsions plus ou moins im- portantes ; les lignes qui joignent chaque partie sont de légères courbes, concaves ou convexes, jamais droites, comme des lignes ayant subies des tensions contraires et plient sous la force de la contrainte, mais subtilement et avec douceur comme le thorax du Sleeper.

De même, vue de « face », par la partie complètement ouverte du bloc contenant, le rapport entre les bords de celui-ci et ceux du bloc jaune, apparaissent nettement irréguliers, décentrés, en perpétuelle opposition avec la logique géométrique qui sous-tend ce genre de sculpture.

L’ensemble qui au premier coup d’œil référait à une stylistique issue du minimalisme peu à peu s’en détache, parce qu’il n’est plus en mesure de contenir ce qui l’anime, ni de l’intérieur ni de l’extérieur, c’est un récipient qui fuit : la lumière y circule en toute liberté, coulant, bu-

tant, se faufilant au gré des infimes renflements, des interstices, des coupes nettes de plans, infléchis ou gauchis, aux directions multiples ; au gré aussi des terminaisons de plans qui ne sont pas toujours à arêtes vives mais qui peuvent se courber ou se rétracter à la façon des gorges ou des filets que l’on voit dans certaines architectures, romane et gothique en particulier, et qui assument selon le « moment soit des fonctions architecturales, soit décoratives, qui parfois mêlent leur genre ou s’imitent les uns les autres.

Le bloc jaune est ainsi fait, une coupe du bord donnerait l’image d’un bec verseur complément nécessaire à l’anse baroque , insaisissable et invisible, que la lumière dessine inlassablement, puisqu’elle est mobile et sans forme, autour de la sculpture : « ... le principe de l’anse –être, entre l’oeuvre artistique et le monde extérieur, ce médiateur totalement intégré à son tour dans la forme artistique- se confirme dans le fait que son pendant, le bec verseur ou le goulot verseur du récipient, ressortit justement au même principe. Avec l’anse le monde vient au récipient, avec le bec, le récipient va au monde » ( Georg Simmel, L’anse)

C’est pourquoi il n’ y a pas de point vue privilégié.

La sculpture (l ‘ensemble) n’est pas là pour elle-même : elle est un dispositif de travelling dont la lumière est la substance et le mouvement l’action ; et, chose paradoxale, les deux, mouvement et lumière, n’appartiennent pas aux catégories du visible ou du tangible ; ils ne sont pas dans ce qui est perçu mais conditionnent ce qui se voit, le développent, le meuvent, le réduisent ou l’agrandissent au gré des obstacles ou des ouvertures que leur opposent les détails du dispositif.

Le détail devient l’ensemble : pas le détail -symptôme, mais celui dont la puissance est telle qu’après s’être imposé comme « signifiant » il s’empare de la totalité de la structure dont il n’était qu’un accident parmi tant d’autres pour, progressivement, l’infléchir vers une autre destination, tout en s’accaparant sa substance à la façon de ces parasites qui, à terme, ab- sorbent le corps dont ils n’étaient au départ qu’une portion infime apportée de l’extérieur. Ce détail là que l’on pourrait nommer, par opposition ou extension au « détail signifiant » de la sémiologie, lui-même hérité du symptôme freudien et du signifiant saussurien, un « détail- madeleine », « rond et dodu » ; car si le « détail-signifiant » réoriente la structure en laquelle il s’inscrit, par l’autorité de sa brillance et de sa marque qui le détache de l’ensemble, qui le distingue de la masse des autres détails dont l’homogénéité partagée avec ses voisins assure la fluence et continuité de l’ensemble ; s’il est un opérateur de lecture et par là une fonction de l’iconologie selon Panofsky, le détail –madeleine , lui, procède par grossissement, il gonfle ou rétrécit, il agit à la façon de la respiration et occupe l’espace attribué dans toutes les directions, comme si les figures ou signes qui l’entourent étaient sa tasse de thé , le liquide nécessaire à sa croissance: il recompose.

Ce détail se distingue aussi du détail « sémiologique » dont parle Daniel Arasse, en ce qu’il n’est ni une figure, ni un morceau de celle-ci, un escargot, ou le dessin particulier d’une phalange de doigt..., mais c’est un détail structurel , une articulation, une torsion de plan, c’est à dire quelque chose qui ressort de la matière et qui est objet de technique ; ce détail là est à l’œuvre dans les souterrains de la technique, un peu comme le montreur de marionnettes caché derrière un rideau

Et c’est peut-être là l’ événement le plus important que l’abstraction, bien au-delà du « réduc- tivisme formel », a apporté à l’œuvre d’art, que j’avais signalé à l’occasion d’une lecture d’une sculpture de Pincemin : non plus la lente modification des métamorphoses mais le brusque changement d’une mutation qui fait que par exemple le savoir propre à l’histoire de la nature morte basculera soudain, grâce au collage et à ses nombreuses formes, de la représentation à la fonction ; que ce qui faisait figure dans une nature-morte, nécessitant l’arrangement extérieur des objets qui la composent et leur mise en scène est maintenant intégré dans le processus technique lui-même. La forme a muté dans la fonction, elle n’a pas été dé- passée mais absorbée pour développer d’autres situations et transformations. Je pense que c’est ce que Bergson appelle « l’accroissement du réel », et dont il attribue le mérite à l’art seul et, ajoute-t-il : « surtout à la peinture ».

C’est pourquoi la peinture et l’art en général ont pour horizon leur propre origine : s’exerçant au nouveau l’art a toujours, comme Peraro, un œil dans le dos qui regarde en arrière et pas seulement sa propre histoire, qui est l’objet de l’histoire de l’art, mais aussi l’histoire de sa technique, de ses procédures et matériaux, parce que ceux-ci sont sans cesse réévalués, re- composés et redistribués.

Dans le mouvement de mon corps qui se meut autour de la sculpture, dans son errance à travers des chemins tracés par les hasards des plans butoirs ou des ouvertures qu’elle m’impose, c’est petit à petit un autre événement qui se fait jour, qui n’arrange pas l’indécision où je me trouvais au premier coup d’œil, qui au contraire l’aggrave et la trouble, à la façon d’un miroir où l’haleine de celui qui se regarde de trop près voit son image progressivement dilué dans une nappe cristalline puis laiteuse, un brouillard qui semble naître du sans-fond de la surface de verre. C’est que les parties translucides qui occupent la majeure partie, selon le plus ou moins de lumière, laissent apparaître une sorte de veinage fait de filaments, fils transparents dans une glue transparente, qui ne sont ni plus ni moins que les lignes amorties, déjà en voie d’effacement comme par un lent travail d’usure, de la sorte d’étoupe qui au séchage arme la résine. Une partie du moule (qui appartient, selon Peraro, à la sphère du travail, tandis que l’œuvre est le miracle, donné d’un coup, qui succède immédiatement à la « finition »,) persiste dans le temps, second miracle, comme un élément migratoire en cours et qui n’a pas achevé son vol. Peraro utilise souvent les deux formes qu’autorisent le moulage : le positif et le négatif ; pour cette pièce il existe un tirage de la partie centrale creuse de la sculpture, un vide opacifié. Mais il s’agit là, avec le fantôme laiteux de l’étoupe, d’autre chose : d’une modulation de la transparence que la traversée des plans vient amoindrir ou laisser filer en lui opposant cette fois, sous la forme de l’épaisseur du diaphane, des obstacles plus ou moins importants : l’épaisseur où la lumière vient à être appréhendée comme une substance et une matière, oppose à la loi géométrique de la pièce, et à son statut d’objet indépendant une volonté toute autre : quant elle prend corps, ne serait-ce qu’à titre de brillance ou de re- flet, elle se substitue au corps (la sculpture nettement délinée) qui l’a engendré. Elle est un hors-lieu.

De plus, l’épaisseur dont il est question, parce qu’elle est le produit d’une technique exploitée de façon artisanale, n’est pas constante ; elle varie selon des degrés, de quelques microns ; les parasites ou vestiges de filaments qui l’habitent la veinent de lignes variées ; la capacité de brouillard et donc de brouillage qu’elle contient est démultipliée. L’effet du diaphane se pro- longe et se perpétue jusque dans le moindre recoin : le volume est un assemblage de diffé- rentes épaisseurs transparentes mues par le vent du regard.

Les modulations de la transparence ralentissent la perception, ce qui permet à la vision de s’attarder plutôt que de simplement glisser. Il y a là un autre exemple de mutation de la forme dans la technique : le catalyseur, produit qui, ajouté à la résine permet à celle-ci d’entrer en gélification puis en prise, parce qu’il est en quantité modulable peut permettre la résine de ne pas se figer d’un coup afin d’être mieux travaillée, ce catalyseur par une sorte de

conversion de sa fonction opère maintenant à un niveau formel, comme si un procédé avait une double vie, l’une concentrée à la construction l’autre à la diffusion de ses propres effets . Cette constatation, dans un second regard, m’amène à penser que l’épaisseur de la translucidité est ici comme un corps étranger, que son hors-lieu est dans le lieu et non pas en sa périphé- rie, que la question de l’intérieur et de l’extérieur se joue autrement qu’en terme de séparation définie.

Voici donc posé le théâtre fait de pans d’air, de lignes vagabondes, de structures de voiles, de couleur d’un arc en ciel monochrome, que l’œil parcourt et assimile non pas comme une idée mais comme l’exhalaison d’un parfum qui, à peine sa perception atteinte, m’emplissant de son être, se dissipe et poursuit son chemin.

Il ressemble à celui que construisent les compagnons de Bottom , dans le Songe d’une nuit d’été: un mur de plâtre percé en son milieu d’un trou par où l’on regarde, à partir des cou- lisses , c’est à dire de « dos », l’action qui se déroule, elle même espace intercalé entre les coulisses et les spectateurs ; la distance mesurable séparant les coulisses de la scène et du par- terre s’abolit ou, plutôt, change de nature : elle s’épaissit, se condense, et les intervalles qui les séparaient de façon catégorique et étanche deviennent des atomes de lumière, de mots et de gestes (comme si l’atome agissait dans le domaine de la physique à la façon d’une méta- phore, d’une métaphore infinie). Le parterre devient alors la scène où les spectateurs jouent le verso du texte, le commentent, eux-mêmes acteurs pointant du doigt et de la voix l’œil rond de Bottom blotti au fond du trou.

Car à chaque fois que j’indique quelque chose qui prend corps sous mon œil, que je peux dé- finir ou localiser, en même temps quelque chose glisse et lentement se retire (mais : où et comment ?) ; et avec l’humilité qui est ici l’une des caractéristiques de la fragilité et de l’in- quiétude visuelle (du diaphane suspendu dans la lumière), je porte attention à toutes les pro- positions, fussent-elles contradictoires : ce sont des propositions ailées, leur vol a la substance des rêves. L’humilité donne à la forme fragile sa dimension morale, plus encore : le senti- ment formel de la fragilité, sa fragilité visuelle et non pas celle du matériau, qu’exprime la sculpture, m’impose , par l’ajout d’expressions qui portent la marque de l’incertitude ( du « pas tout à fait », du « il semblerait », du « peut-être ») la posture de l’errance et de la re- cherche, de la quête dans ce labyrinthe absolu dont parle Borges, qui n’est pas le palais de Minos mais le temps lui-même : le labyrinthe absolu est « incessant », il est de même nature que « l’inachevant » du processus.

Et c’est pourquoi ce qui ne se laisse saisir dans le raisonnement et l’observation s’exprime dans le « plus ou moins », deux mondes absents, l’un en retrait, l’autre en excès, de part et d’autre du seul lieu tangible qu’est l’objet de résine.

Alors, une fois le décor posé, la lumière, à la façon du vent qui dérange une coiffure savamment organisée ou soulève la jupe de Marylin, qui vient troubler la surface polie d’un étang, prend possession du lieu, elle qui n’en est pas un élément intrinsèque mais un corps étranger, neutre, commun à tous et à tout, suffisamment souple pour s’immiscer , se faufiler et s’infiltrer par le moindre interstice, comme de l’eau, déplacer et mouvoir ce qui la guide dans son flux, de façon progressive comme l’érosion qui a tout son temps (un temps de la géologique) ou brutalement comme un événement qui rompt le fil de la chronologie et de l’écoule- ment, la lumière, substance atopique par excellence, devient le sujet, le sujet de ce qui passe. Mais, comme le vent, elle n’a pas vocation à se substituer, ni la chair nécessaire à l’incarnation : elle possède non pas comme un propriétaire mais comme cette puissance qui s’empare

temporairement d’un corps, l’anime et l’agite, lui fait jouer des rôles et prendre les postures qu’il ne pourrait acquérir par lui-même, marionnette enfin libérée de la pesanteur et des servitudes physiques, mécaniques et chimiques, libérée de la pesanteur, agitée à la façon des corps dans un mystère dionysiaque décrivant des postures inédites que la sculpture classique ignore ou réfute, mais que retrouvera le baroque..

Tout le travail long, physiquement difficile qui est mobilisé pour la création, l’ inscription matérielle dans l’espace de l’objet, avait donc ceci pour but : la création d’un dispositif afin qu’une puissance invoquée puisse trouver place et aisance, et entamer sa propre œuvre qui est le jeu infini des métamorphoses, des transformations, des mutations. Ainsi ce bloc de jaune qui est auparavant le seul lieu certain, stable et fixe, ce jaune est emporté par le mouvement de la lumière associé à celui de mon regard, et en quelque sorte l’un est l’autre, criblés et orientés par le jeu des plans qui progressivement font passer le jaune par des « degrés de transparence » jusqu’au point (qui est aussi un moment) où celui-ci se désagrège en parti- cules, où le gain de lumière correspond à un affaiblissement du chrome, où le vent de la peinture (Vinci) le porte dans une autre substance comparable au pollen dont Metternich disait qu’il est « la farine de l’arc en ciel ». Car la lumière n’existe, c’est à dire prend corps, que si elle rencontre des obstacles ; la couleur dit Ficino (et le prisme de Newton le confirmera) est une dégradation de la lumière pure ; paradoxe : le visible résulte d’un obscurcissement modulé de la lumière, et réciproquement ; il n’y a pas opposition entre l’obscur et la lumière, entre le blanc et le noir, il s’agit seulement de la transcription ou traduction colorée des états du mouvement, qui est leur condition. Traduction, transparence, traversée s’apparentent , par leurs radicaux, à traductio : « traversée ; faire passer de l’un à l’autre.. ; traductio temporis : écoulement du temps... ».

Le savoir de cette modulation est le sujet principal de la peinture, l’arc en ciel en est la génération spontanée.

En tant que dispositif (qui ne recouvre pas toutes les possibilités de la sculpture, d’autres gisent là dans des replis que d’autre yeux que les miens verront, des résidus en sommeil en attente de paroles) destinés à mesurer , à orienter et libérer la puissance et le jeu de la lumière, la sculpture « Pour Borges-la nostalgie du noir » est , pour la lumière, ce que le prisme de Newton est à la couleur, une décomposition ; mais dans un second temps, parce que sa nature est d’animer la matière et de la laisser aller à son pouvoir de produire des images, leur donner forme et contours, et parce que comme le dit Ficino « la lumière traverse toute chose mais n’oublie jamais sa cause », elle réorganise , différemment, ce qu’elle a divisé. Et si elle traverse toute chose c’est que , après s’être attardée sous notre à regard à jouer , par enroulements (baroque), circonvolutions et glissements, à déplacer la matérialité objective de l’objet dans sa propre matière diaphane , intangible et atopique , par son mouvement associé à notre regard qui , en l’occurrence est un regard de considération et sidération, elle se retire et s’ex- patrie « en avant », au-delà , dans des avant-corps. Mais parce qu’elle « n’oublie jamais sa cause » elle a aussi le pouvoir de se retirer « en arrière ». Et de même que dans son mouvement « en avant » (qui est le plus évident, car elle est essentiellement « devenir » et durée) elle emporte avec elles , corpuscules de ce qui sera sa mémoire, ce qu’elle a animé dans le temps de la considération, de même elle entraîne vers sa cause ce que la sculpture lui a donné pendant le court temps partagé de leur rencontre dans le temps bref de l’événement.

Ces observations déduites de la sculpture de Peraro impliquent un certain nombre de re- marques à propos des avant-corps, de la technique et du mouvement .

Nous devons le terme d’ avant-corps à Joubert : « Chaque corps a son avant-corps et chaque sens son avant-sens par un certain prolongement de sa matière volatile ou de l’organisation de sa plus subtile substance qui le transporte hors de lui-même et le fait être où il n’est pas, agir où il ne peut atteindre » ; cette idée se dissémine dans les écrits de Valéry ; Jean-Louis Schefer lui attribue une place importante dans ce qu’on pourrait appeler une cosmogonie de l’image. Depuis longtemps cette idée circule dans mes collages muraux sous le nom « d’éléments mi- gratoires », qui seraient en quelque sorte une généralisation de la fonction des abattis de la sculpture ou des membra disjecta du dessin, mais inclus dans un récit d’images (une BD). Cependant, d’une certaine façon, et comme cela semble souvent le cas dans l’histoire de la peinture, l’idée d’une extension d’une certaine qualité de la forme au-delà de la surface où elle s’inscrit existait sans se manifester nettement, en tant que telle, ou bien était disponible sous le coude. Parmi tant d’autres, l’exemple classique du drapé : le vêtement est une se- conde peau, qu’il dédouble, et justifie ainsi l’ajout et l’artifice d’une matière supplémentaire, ajoutant à la peau , limitée dans son expression colorée et dans sa texture, le soyeux, le ru- gueux, le dentelé, toute la gamme des qualités textiles ; il multiplie la possibilité des scènes, leur mise en abime, leur redondance ou leur divergence comme, par exemple, sur les habits sacerdotaux du Greco ou de Bellini. La couleur également, libérée des exigences de la re- présentation, s’autonomise et dans certains cas, comme le drapé « minimum » de Pontormo, le vêtement est porté à la limite du visible : pelure d’oignon, ou collant de soie fine dont la « raison » consiste à colorer la peau d’un voile acide de vert ou de rose, parfois de mauve, une chair de sucrerie.

Parfois, mais alors nous faisons un saut dans la littérature, le vêtement est un trompe l’œil peint à même la peau, la forme extrême de ce que l’Académie appelait un « drapé mouillé », qui moule parfaitement le tissu au corps et se fait discret jusqu’à l’ invisible, tout en étant là. C’est ce que nous raconte le grand critique d’art argentin, Bustos Domecq, à propos du peintre Eduardo S. Bradford, qui de 1923 à 1931 « avait circulé nu dans Necochea. Chapeau, lunettes d’écaille, moustache, col, cravate, mouchoirs, bottines n’étaient que dessins peints à même son épiderme »

Avec le drapé baroque, tout ce qui habille le corps, drap, voile, toge ou bure, festonnés ou dentelés, du chapeau aux chaussures, tout cela se désolidarise du support et va son chemin : le corps n’est plus alors que le squelette d’un autre corps agité de mouvements où angles et courbes, creux et reliefs, se tendent et distendent à tour de rôle pour un destin autonome. Le corps ainsi drapé, dévoreur d’espace, veut se mesurer à ce qui l’inclue, paysage ou édifice, grenouille aussi grosse que le bœuf.

Plus explicite , il y a chez Proust un vêtement qui prolonge le sentiment où le corps est drapé par un mouvement de l’âme : « les bras de la Berma que les vers eux-mêmes, de la même émission par laquelle ils faisaient sortir sa voix de ses lèvres, semblaient soulever sur sa poi- trine, comme ces feuillages que l’eau déplace en s’échappant.... ; ces blancs voiles eux- mêmes, qui, exténués et fidèles, semblaient de la matière vivante et avoir été filés par la souf- france mi- païenne, mi- janséniste, autour de laquelle ils se contractaient comme un cocon fragile et frileux ; tout cela, voix, attitudes, gestes, voiles, n’était, autour de ce corps d’une idée qu’est un vers, (corps qui au contraire des corps humains n’est devant l’âme comme un obstacle qui empêche de l’apercevoir mais comme un vêtement purifié, vivifié où elle se dif- fuse et où on la retrouve), que des enveloppes supplémentaires qui au lieu de la cacher ne rendaient que plus splendidement l’âme qui se les était assimilées et s’y était répandue, comme des coulées de substances diverses, devenues translucides, dont la superposition ne fait que rétracter plus richement le rayon central et prisonnier qui les traverse et rendre plus étendue, plus précieuse et plus belle la matière imbibée de flamme où il est engainée. » ( la longueur de la citation , quasiment insécable, m’apparaît comme un commentaire « précurseur » à la pièce de Peraro).

Il y a aussi, dans le monde des avant-corps, ces quasi-formes se projetant au-delà du support, de façon plus discrète que le vêtement, parfois infime, mais plus douées d’énergie, plus proche de la peau, qui en seraient comme la pulsation où le frémissement que parfois le mouvement du sang dans les veines laissent transparaître, une chair de poule qui distend les pores et s’apparente à la pruine des plantes ; ce que Barthes appelle la « luisance », une seconde peau, immatérielle, à la surface de la peinture, qui n’existe que le temps de se dégager de la surface pour couler dans la matière « volatile » dont parle Joubert.

Mais le mouvement issu d’un objet fixe (tableau, dessin ou sculpture), - parce qu’il anime toutes les composantes de la sculpture, les véhicule et, par des incidences inédites les met en rapport les unes avec les autres selon des coupes différentes, selon leur propre action, conjuguée à celle du spectateur, et qu’il modifie ces rapports non seulement selon l’axe de l’étendue mais aussi , simultanément selon l’axe de l’épaisseur et de la profondeur - est sans doute le phénomène le plus important à considérer pour approcher l’énigme de l’œuvre puisqu’il en est en quelque sorte le véhicule et la raison de sa survie. Il ne s’agit pas du mouvement re- présenté, illusionniste, encore moins virtuel, mais du mouvement réel, de celui « qui déplace les lignes », qui agit en dessous (processus, structure) ou au dessus (avant-corps) du seuil de la perception. Je pense au mouvement des plaques tectoniques dont la lenteur, par rapport à notre perception immédiate, est au-delà de toute saisie ; de même, dans une moindre lenteur, la poussée des plantes. Je pense à ce mouvement beaucoup plus secret qui concerne « l’évolution » et la modification de la perception et compréhension de l’œuvre d’art qui offre au cours du temps (ça peut être des millénaires si l’on pense à Lascaux) un attrait sans cesse renouvelé nous poussant à y revenir du regard ; et y « revenant », nous chargeons l’œuvre du passé d’une teneur nouvelle qu’elle n’avait pas mais dont, par le mystère de sa constitution, elle avait laissé à l’avance, comme par courtoisie, dans ses nombreux corridors et agence- ments, une place libre pour l’accueillir et lui donner asile ( Ce mystère que le contenu d’un objet excède son contenant, ou que le contenu puisse être modifié sans que change le contenant, trouve sa formule dans l’expression de Benjamin : la « maturation posthume » )

Cette « poussée » propre au mouvement est aussi le véhicule de la libido spectandi ; elle as- sure et répète au niveau du regard particulier ce que la technique, elle-même mouvement inséré dans le processus, a installé dans les éléments matériels de l’oeuvre ; parce que la tech- nique dont le but est de construire et d’achever, fait en sorte que ses différentes composantes et fonctions ne soient jamais absolument liées mais conservent une certaine latitude lui per- mettant d’avancer plusieurs propositions à la fois, et que l’incertitude de définition et d’affirmation dont je parlais plus haut, est précisément le garant d’une circulation et d’une recomposition de ces composantes : la technique lie et délie en même temps.

C’est pourquoi il était évident qu’un jour ou l’autre le non-finito, l’inachevé ,devienne pour un temps sa forme. Mais tout aussi évident que le mouvement ne pouvant être contenu par sa simple représentation sous peine de mourir en son contraire, l’immobilité (le mouvement « inachevé » devenant un « style », un mouvement « achevé » dans une forme), serait pensé un jour sous la forme de son participe présent : un inachevant (Note Briggs), c’est à dire la perpétuation du processus de formation au-delà du formé, en quoi nous rejoignons les avant-corps. La « maturation posthume », m’apparaît être le développement d’une proposition de Simmel à propos de Rodin : après avoir parlé de sa méthode qui consiste à produire des abat- tis et de les abandonner dans un coin de l’atelier, afin que « ça mûrisse » pour , le moment venu, les incorporer à la façon d’un collage, dans un corps inédit: « Sans doute cet unique geste, en continuant à croître dans l’inconscient, s’est pour ainsi dire créé le corps qui lui cor- respond ; le mouvement s’est construit son corps » parce que la « transmutabilità moderne est un glissement continuel sans pôles de décision fixes et sans points de repère, c’est une simultanéité de oui et de non plutôt qu’une alternance entre le oui et le non » ; soit le geste inverse à celui de Michel-Ange qui est « une oscillation entre des états d’âme différemment colorés, mais dont chacun est en lui-même substantiel et sui generis »

Préalablement Simmel, par l’argument du mouvement, réussit à donner un aperçu de l’histoire de la sculpture des grecs à Rodin en une page ! . Je retiens de ce qu’il dit de la sculpture go- thique : « elle a fait du corps un pur sujet de la mobilité, répondant par là au caractère passionné de l’âme religieuse... »

Si chez Rodin « le mouvement s’est donné son corps » il s’est doté chez Peraro, en plus, d’un avant-corps selon les lois naturelles de la pollinisation et celles, formelles, de la conversion et de la condensation. Plus démonstrativement que Rodin, la machine light ou modulateur spatial de Moholy-Nagy donne une lisibilité, quasiment démonstrative, des phénomènes que nous voyons chez Peraro et qui procèdent d’une simultanéité de l’action du concave et du convexe, du centrifuge et du centripète, de l’aller et du retour

Le corps inventé ici est un corps de lumière. Il est le pivot qu’anime, dans leur pulsatilité, le « peut-être ceci et le peut être cela »

J’ai jugé bon de joindre à mon texte celui que Vincent a écrit pour sa participation à l’exposition à la Villa di Verzegnis: en effet j’y trouve un grand nombre de préoccupations qui me concernent également, dites de façon poétique, et qui me rassurent quant à mon interprétation. Il y est question en effet du « sommet d’une montagne » évoquant cet autre sommet , l’Etna, où Poe découvre la « Sublime Unité », à savoir un mouvement panoramique qui permet à l’œil d’enregistrer la somme des images qui se succèdent dans le mouvement circulaire afin de les rassembler, les condenser et les retenir dans la mémoire, disponibles à un avenir qui viendrait , à la façon de Rodin avec ses abattis, les relever et les remettre en circuit, mais dans l’ordre et l’organisation que le désir actuel leur octroiera. Il s’agit là, dans une équivalence du visible et du lisible, d’évocation, un rite sacré de la religion romaine, une adresse aux dieux d’une cité ennemie, les invitant à transporter leurs pénates dans la ville de Rome.

Il y est question aussi de « dos » et de la poussée qui nous implique, bon gré mal gré dans le jeu des formes, au titre de fonctions et pas seulement de spectateur

Il y est question aussi de « 380° » qui est le titre d’un projet que Peraro n’a pu encore réalisé, qui m’ évoque la sublime unité de Poe ainsi qu’un tableau qui porte ce titre et que j’ai peint en 1979.

Je n’ai pu retrouver les deux frères en question dans le texte de Peraro, l’un engagé dans la quête de « la profondeur et l'obscurité des ténèbres, l'autre dans l'éblouissement de la lumière » : j’ai pensé alors qu’il faudrait modifier la mythologie et introduire les Dioscures dans le rôle des frères en les séparant l’un de l’autre et en les portant aux deux extrémités de la transparence, du jour et de la nuit. Mais ils sont irrémédiablement fils de la Nuit , et celle-ci est une mère possessive et cruelle.

Alors il faut inventer, comme dans le rêve ou mieux, dans l’art, débarrasser l’obscur de ses connotations morales , dramatiques et tragiques, lui restituer sa lumière qui est celle de la transparence opaque de Black Sister ou de de La Litre, pour YS (mais après tout, à défaut des deux frères, il y a les deux sœurs, Black Sister la bien nommée et Casetta Bianca) ; ou concevoir l’obscur selon Bergson : ce qui en périphérie borde la lumière ; ou, en retrait, comme ce qui conserve , afin d’une utilisation future, les résidus que le visible, en ce moment, n’a pu accaparer et traiter selon son mode. L’obscur se confond alors avec la mémoire (Proust nomme Pays de l’Obscur le lieu où sont déposés les souvenirs que ravivera la mémoire involontaire), un monde de pure densité où le futur se retire dans le passé.

Penser à écrire un Précis de Théologie Picturale. Changy, mai 2018