Entretien François Barré, Vincent Péraro. Réalisé en 2012 à l’Arboretum. Lieu d’Art.
FB : je commence par la généalogie, j’aimerais que tu me dises, en tant qu’artiste, quelle est ta constellation. Quels sont tes frères, tes sœurs, tes cousins, tes cousines, tes pères et mères, tous ceux qui de près ou de loin - j’imagine qu’ils ne sont pas très nombreux - créent un cercle d’affinité, une famille.
VP : C’est vrai qu’il n’y en a pas tant que cela. Surtout dans la sculpture parce que la sculpture c’est un peu particulier dans le champ de l’art. Du moins les artistes qui m’intéressent.
Parmi ceux de ma génération il y a le travail de Peter Buggenhout, celui d’Oscar Tuazon, Monika Sosnowska, je suis le développement de leur œuvre… aussi Paul Wallach dont j’admire le travail …
FB : Tu connais bien sûr les expériences de Klein sur l’architecture de l’invisibilité. Cela te concerne-t-il ?
VP : Oui, c’est quelque chose qui a à voir - comme toute l’œuvre de Klein d’ailleurs - avec l’absolu et l’immatériel, toutes ces questions sur la visibilité, le vide.
Cela me concerne bien sûr.
FB : et un artiste comme Absalon ?
VP : Absalon a fait une œuvre sur une période très courte, quand j’ai connu son travail, il y a longtemps, cela m’a beaucoup intéressé, c’était alors assez difficile d’en voir. C’est un travail qui a rapport à l’espace, à l’architecture, à la sculpture habitable, au corps et à la difficulté d’habiter son corps …
Son travail sur les cellules d’habitation était aussi pour lui une manière d’exister dans le temps, de résister dans son travail et dans sa vie. J’en ai revu il n’y a pas très longtemps au musée d’art moderne de la ville de Paris dans l’exposition Deadline.
FB : Tu as dit de la première période de ton travail, que les pièces s’autodétruisaient. Par ailleurs, tu as souvent insisté sur la continuité d’une histoire, sur sa nécessité. Ce concept d’autodestruction des œuvres, signifie-t-il qu’il y a une genèse qui ne participerait pas de ce qu’est la continuité d’une histoire et qu’à partir des œuvres en ciment tu considèrerais qu’il y a une continuité, une paternité, une histoire qui se prolonge et qui est toi ?
VP : Cela s’est produit durant mes années d’étudiant et au-delà on peut dire les années d’entrée dans une pratique. Je pense que c’est très difficile de reconnaître ce que l’on fait, d’accepter ce que l’on fait.
Aujourd’hui, je sais que je ne sais pas mais à l’époque je ne savais pas que je ne savais pas et donc je cherchais à trouver quelque chose mais ce quelque chose n’était admissible pour moi à aucun moment et cela finissait toujours dans la destruction. En même temps ce n’est pas que j’arrivais à une forme et que je me disais ça ne va pas, c’est nul je la casse. Il y avait une sorte d’obstination qui fait qu’à la fin, ce n’était simplement plus possible et la pièce disparaissait sans m’être jamais apparue dans sa forme.
C’était une période dure car c’est énormément d’engagement et énormément de désir pour réaliser quelque chose. Il faut pouvoir voir et se voir à travers ce que l’on fait.
FB : J’ai lu que tu ne faisais ni dessins, ni maquettes, passant ainsi directement d’une phase de gestation conceptuelle à la réalisation.
VP : J’ai toujours travaillé comme cela. Je ne fais pas de dessins préparatoires bien qu’il y ait beaucoup de dessin dans les sculptures mais il s’agit de dessin dans l’espace tridimensionnel. Au départ des sculptures, il n’y a pas de maquette, cela ne m’intéresse pas du tout. D’ailleurs pour la commande d’une sculpture sur laquelle je travaille actuellement pour un parc en Italie, j’ai bien expliqué que je ne ferai pas de maquette. C’est un risque pour le collectionneur. Par contre, une fois que la pièce sera définie et réalisée en vraie grandeur, j’en ferai une petite étude afin que le commanditaire puisse se faire une idée de sa pièce avec les matériaux spécifiques. Mais le faire dans l’autre sens n’est pas possible pour moi.
FB : C’est assez exceptionnel. Toute l’histoire de la sculpture est jalonnée de dessins singuliers, sortes d’échographies d’un corps en devenir ; toute l’histoire de l’architecture est faite d’un préalable d’esquisses, de plans, de maquettes. Comment alors se fait le mûrissement, comment cela vient-il ; des notes, un long temps de réflexion ou un jaillissement soudain ? Quand sais-tu que tu y es ?
VP : C’est un rapport complexe entre l’espace dont je dispose à l’atelier et mon propre corps. Au départ c’est le désir d’une présence destinée à l’espace et à moi-même qui me met en action. … une tendance, un glissement, une pente …peut-être.
Je commence de manière… j’allais dire tactile.
FB : Tactile sans rien ?
VP : Oui, tactile sans rien, tactile avec les yeux … Tu sais Walter Benjamin parle de la réception tactile comme d’une accoutumance - à propos du cinéma - et il y voit un phénomène de distraction. Pour moi c’est l’inverse, je place quelques panneaux de médium dans l’espace et je regarde, j’attends. Cela finit toujours par glisser, par tomber et je recommence. Quand je sens qu’une porte s’entrouvre, j’y glisse un pied et j’essaye de stabiliser un peu les choses.
FB : mais il y a une échelle, une dimension ? tout cela est un présupposé mental et conceptuel…
VP : Oui, il y a une échelle au départ et qui s’affine lentement. Pas simple d’occuper l’espace et de savoir situer son corps en face, à côté, contre ou derrière ce que l’on construit.
FB : Parler de toucher de l’œil et de surface, n’est-ce pas aussi un langage de peintre ?
VP : Il y a c’est vrai chez un peintre la profondeur et la butée, mais cela joue d’un point de vue mental, en dehors d’un espace réel. Moi si je parle de profondeur et de traversée de la vision, c’est réel. Mes pièces sont translucides, c’est-à-dire qu’elles sont traversées par la lumière sans que l’on puisse voir au travers. L’œil est sensible aux variations lumineuses de l’espace, aux mouvements, donc l’œil travaille à aller voir, il balaye, il touche, il cherche à rentrer. Il bute quand il ne peut faire la mise au point sur la réalité objective du matériau.
FB : « On ne devrait pas dire modeler, on devrait dire moduler » écrivait Cézanne à propos de la couleur ; ton et profondeur à la fois. Comment participe-t-elle d’une sculpture ?
VP : Je vais te faire une réponse contradictoire, d’un côté j’ai envie de dire que ce n’est pas très important la couleur et en même temps pour Partita j’ai fait plus de 100 kg d’essais de couleur. Mais, si je découpe un petit morceau de Partita et si tu le regardes à la lumière, il n’y a quasiment pas de couleur. En fait c’est la densité des volumes créés par l’agencement des surfaces qui fait la couleur. Je me souviens qu’il y avait 4 couches stratifiées avec 1cc de bleu par kilo et une couche stratifiée avec 2 gouttes de rouge par kilo. C’est très peu.
Et finalement compliqué.
FB : Dans la sculpture noire, le noir est une couleur qui fait mur en quelque sorte puisque la translucidité est moindre et parfois inexistante.
VP : En effet, pour La litre c’est différent puisqu’il n’y a pas d’ajout de couleur, le noir est donné par le matériau, le feutre de basalte qui crée la densité. Il y a aussi de la translucidité dans cette sculpture et quand un rayon de soleil arrive sur elle, ce n’est pas tellement la lumière qui traverse, ce serait plutôt comme si la pièce produisait une lueur. Le noir qui s’éclaire …
FB : En musique, les soupirs –dans certaines langues on dit les blancs ou les silences – expriment une structure de la phrase musicale qui passe par le silence. Dans ce silence vit une attente, un temps. La lumière et le temps, ils passent et changent au fil des heures. Ils construisent l’œuvre en mouvement. Gunther Ludwig parlait de Partita, comme d’une chambre d’écho. On y trouve à la fois l’air, la lumière, le temps, le son. Y a-t-il pour toi un rapport avec la musique ?
VP : Avec le son, c’est évident.
A l’Artboretum, chaque sculpture a sa propre note et l’ensemble constitue quelque chose qui sonne comme un carillon, avec différents tons. Ces notes ont chacune plus qu’une couleur, une lumière et une densité qui elles aussi varient au cours de la journée.
Le temps joue ici de deux manières et il y a là quelque chose de très important pour moi. Pour répondre à ta question sur la musique c’est la manière dont une pièce, dans le déroulement du temps change de densité, change de poids, de lumière, mais c’est surtout la densité qui évolue, plus que la couleur. D’autre part, une sculpture porte le temps de sa réalisation, ce qui constitue son histoire.
Ce qui est curieux avec ces pièces en résine c’est que selon la température de la lumière l’existence de l’œuvre est complètement modifiée. On peut donc ajouter la question du chaud et du froid mais il s’agit toujours de lumière et de couleur.
FB : Par rapport aux ciments ou aux matériaux traditionnels, tu expliques que les résines sont des matériaux incontrôlables dont on ne sait comment les maîtriser totalement…
VP : C’est-à-dire que la résine en elle-même c’est une colle sans qualité. Son unique qualité est d’être hyper sensible à son environnement, plus ses qualités mécaniques bien sûr.
Quand je dis incontrôlable, je veux dire que ce sont des systèmes industriels très sophistiqués et très techniques qui ne sont pas destinés à des utilisations sans protocole. J’utilise cela à ma manière et je suis toujours étonné et surpris à la fin.
J’ajoute que dans le développement des matériaux composites, sans doute sommes-nous à la préhistoire tant les potentiels sont nombreux.
FB : Sais-tu leur résistance au temps, de maintien de la translucidité… J’aimerais que tu parles du vieillissement…
VP : Les matériaux composites sont aujourd’hui parmi les matériaux les plus résistants aux conditions extrêmes, si on pense aux satellites, à l’aérospatiale….
Et puis il y a les restaurateurs et les moules… Cela dépend aussi des conditions de conservation…
FB : Comment situer ces œuvres par rapport à la nature ? Ce sont des artefacts qui me semblent produire des effets de nature.
VP : Ici nous sommes dans un espace de galerie, qui est un espace fermé.
Dans la nature la circulation de la lumière sur les écrans permet au cerveau d’enregistrer des phénomènes cinétiques dont il n’aurait pas conscience sinon.
FB : Je pensais à autre chose… Si je regarde un objet de nature, je ne peux en prédéterminer de façon précise la forme, ni l’évolution dans le temps, son vieillissement. Si tu regardes une fleur, un arbre, il y a à la fois une évidence du déjà là, donc familier, mais toujours changeant, donc étrange. Cela veut dire que le passage du temps, le passage de la lumière fait que de jour en jour l’objet de nature est différent. Dans tes œuvres faites avec des matériaux composites, il y a un même jeu de la lumière, du passage… Tes œuvres sont-elles là pour l’éternité ? pour une pérennité idéale, qui n’aurait pas de fin ou au contraire risquent-elles (ou veulent-elles) se détruire ? Tu as déjà parlé de ces œuvres d’étudiant qui s’autodétruisaient ; est-ce que ton œuvre d’artiste avéré s’autodétruira ?
VP : Non car les œuvres vont défendre leur espace, elles sont à la fois fermées et ouvertes sur elles mêmes et elles vont défendre leur pré-carré, c’est-à-dire leur forme.
Les pièces qui s’autodétruisaient n’avaient pas de forme à défendre.
FB : Lorsque tu commences une œuvre, par exemple Partita, sais-tu où tu vas arriver ?
VP : Non je ne peux pas dire où je vais arriver, c’est là l’intérêt.
Avec Partita, je savais qu’il y aurait ce passage, ce corridor.
Comme c’est une grande pièce, j’ai fait des études, pas des maquettes, qui ont permis d’ouvrir encore un peu plus les possibles à l’intérieur du cadre que composait ce passage, et quand j’ai commencé en vraie grandeur la sculpture, tout a bien sûr été différent. Donc au départ : le passage, et je savais qu’il y aurait des volumes à l’intérieur qui ne sont d’ailleurs pas des volumes mais des surfaces qui en dessinent.
FB : Justement, quand on parle de volume, toi tu parles plutôt de surfaces, de traits, de lignes. L’air, le vide, l’espace se mettent au travail. Qui fait sculpture, l’espace ou la structure matérielle d’une forme ? Comment cela joue-t-il ?
VP : Cela joue dans les deux sens, il s’agit d’espaces traversés, de trouées, d’enclos, de partitions d’espaces. Il y a ces surfaces peaux, ces surfaces modelées qui sont cernées, arrêtées, bordées, et qui forment des écrans. Et puis il y a le fait de la translucidité qui est un deuxième écran, mental celui-là, qui fait que l’on n’arrive pas à lire une surface dans sa définition réelle, impossible de savoir par exemple si telle surface est concave ou convexe.
Tout ce que l’on ne peut pas voir mais qui participe de la perception, je dirais malgré soi.
C’est l’espace qui traverse la sculpture et en même temps une sculpture qui prend un espace et définit un lieu mais en le partageant. Il s’agit de traversées entre ces espaces, de mise en mouvement, de mise en relation.
FB : Y a-t-il un piège pour le regard ?
VP : Il y a un côté vivant dans le sens où il y a des choses qu’on ne peut pas lire sans apprendre à les lire d’abord.
FB : Les premières œuvres qui avaient compacité, opacité, volume et masse, on pouvait les décrire comme des œuvres achevées, fermées. Celles d’aujourd’hui sont ouvertes, en constant inachèvement ou en constant achèvement. A un moment, on peut les décrire, et encore à un autre moment, puis à un autre moment … Il y a quelque chose dans ton œuvre qui serait une esthétique de la variabilité du visible et de l’œil tactile. Ce déplacement, cette incertitude, en es-tu le maître ?
VP : Il y a des heures et des jours et des semaines où je suis dans l’approche, je sais que je ne suis pas dans le cœur de la pièce, je suis au seuil. C’est vraiment travailler les yeux bandés dans une attente.
Puis arrive un moment où un caractère d’évidence se dévoile où tout prend sa définition.
FB : Le mouvement d’approche ou d’éloignement fait que le corps éprouve l’œuvre différemment. Ce sera de nouveau différent si on vient une heure plus tard. Il y a une durée, comme au cinéma, mais ce n’est jamais le même film.
VP : C’est vrai, par exemple, avec Partita, on est avec une pièce qui en quelque sorte excède sa forme. C’est-à-dire que quand on est d’un côté de l’ouverture on peut se faire une idée de sa définition même si on ne peut pas lire les surfaces intérieures dans leur objectivité et puis en fait quand on est de l’autre côté, on sait qu’il y a quelque chose au-delà mais on ne peut pas du tout le définir, donc d’un côté à l’autre on n’a pas la solution de l’objet. Ce qui est encore plus vrai avec le projet A380° qu’on évoquera peut-être…
FB : Walter Benjamin a analysé la question de la reproductibilité. Tes œuvres pourraient-elles être produites en série ?
VP : Elles pourraient l’être techniquement.
FB : Cela relève donc des moyens et conditions de production. Walter Benjamin donne de l’aura la définition suivante : « une singulière trame de temps et d’espace, apparition unique d’un lointain si proche soit-il ». Lorsque tu dis que l’œuvre - tes sculptures - outrepasse sa dimension, son enclos, cela rejoint l’analyse de Benjamin tout en l’infléchissant. Ton œuvre reproductible produit une aura. C’est évident et rare. Cela me fait penser au trait de lune qui s’efface progressivement. Il y a chez Serra cette aura, dans l’élévation et dans la pondéralité. Mais chez toi il y a une légèreté quasi immatérielle, climatique, allant de pair avec un ancrage et une assise. Cette complexité et ce dépassement de l’enclos, comment l’expliquer ?
VP : C’est quelque chose que je cherche, c’est ce vers quoi je tends, je pense être moi-même dans ce déplacement, dans ce dépaysement. C’est ce qui motive absolument mon travail. Le déplacement est le fondement de mon travail et il y a d’ailleurs dans toutes les pièces une ligne d’horizon ou de flottaison qui ouvre ou ferme les espaces…qui les plie ou qui les tord. J’imagine un espace complètement ouvert où une sculpture de 3m de hauteur par exemple est appréhendée de loin comme une sculpture de 3 cm. Il faut alors aller à sa rencontre, parcourir la distance en découvrant d’autres niveaux de paysage. Le déplacement des visiteurs permet la mise en mouvement des espaces, passant autour de l’œuvre, ils la traversent pourtant et modifient l’intérieur de l’enclos.
FB : Cela veut dire qu’un espace comme celui d’une galerie restreint la relation à l’œuvre ?
VP : C’est sûr.
FB : Je voudrais revenir à ce terme « l’enclos » que tu utilises souvent et, dans tes sculptures, à la relation réversible du dehors et du dedans, l’intérieur de l’œuvre se trouvant à la fois dedans et dehors. Pour Heidegger, l’enclos côtoyait et contenait l’espace tout entier.
VP : Les pièces s’impriment dans l’espace…
FB : Je te lis une phrase de Heidegger : « Sur le roc le temple repose sa constance. Sa sur-émergence rend ainsi visible l’espace invisible de l’air. Un bâtiment, un temple grec n’est à l’image de rien, il est là simplement debout dans l’entaille de la vallée. Il referme en l’entourant la statue du Dieu et c’est dans cette retraite qu’à travers le péristyle il laisse sa présence s’étendre à tout l’enclos sacré »
VP : C’est beau cette phrase…Cela m’évoque le Parthénon car justement il y a ces amphores vides que dessinent les espaces entre les colonnes et il y a cet échange entre l’intérieur et l’extérieur, ces espaces traversés et ces traversées du regard. Et puis cet instant de perfection de l’architecture, avec l’utilisation de l’angle droit et la construction par les ombres…
« Ce qui se montre est une vision de l’invisible ».
FB : L’espace du Parthénon est un enclos sacré, une sculpture peut-être. Tu me disais récemment que la sculpture avait toujours quelque chose à voir avec le sacré…
VP : Je pense que la sculpture, parce qu’elle est dans l’espace et parce qu’elle a un poids, elle porte son poids d’être au monde c’est en cela qu’elle renvoie au sacré. Elle est dans sa solitude au monde. Genet en a très bien parlé… La sculpture a toujours porté cela il me semble.
FB : Tu en es sûr ?
VP : Depuis la préhistoire et jusqu’aux minimalistes (là c’est sûr, ils n’aimeraient pas entendre cela !) il me semble. Mais sacré ne veut évidemment pas dire consacré.
FB : « Si on ne représente pas les choses, il reste de la place pour le divin » pensait Mondrian.
Je crois beaucoup à la présence spirituelle de ce qui n’est pas figuré. L’architecture sait créer ce sentiment d’une présence qui traverse le temps. Je sais ton goût de la confrontation. Que trouve la sculpture dans la rencontre avec le patrimoine ?
VP : Je pense qu’une sculpture peut être confrontée à tous les espaces, simplement il y a des espaces qui permettront des expériences différentes. J’adorerais par exemple découvrir une petite sculpture de Giacometti sous la nef du Grand Palais ! Je suis bien sûr qu’elle prendrait tout l’espace. C’est un peu la même chose avec cette pensée de Phidias qu’une sculpture doit pouvoir dévaler d’une montagne et que de toute façon le plus petit fragment contient la totalité de l’œuvre et suffit à sa reconstruction.
L’art est une des rares activités humaine dégagée de la notion de progrès, donc le dialogue existe entre les œuvres et avec le patrimoine.
Pour moi, l’énigme de la sculpture c’est …comment le dire, on travaille toujours avec les yeux dans le dos. Le sujet sur lequel on croit être se trouve derrière. Cela m’a pris des années pour savoir que c’était cela. On va derrière et il est à nouveau de l’autre côté. Pour le dire autrement, c’est travailler dos à la sculpture ou à côté; j’ai toujours travaillé à côté. Ce n’est jamais là où mon attention est concentrée que les choses se passent. Il faut juste le savoir pour comprendre où l’on est.
FB : Si on me demande de décrire avec des mots, de manière simple (gageure presque stupide) une œuvre de Rodin ou de Arp, j’y parviendrai peut-être. Mais décrire une œuvre de Péraro, je ne saurais le faire. L’indicible y est le plus fort; et le mouvement sans cesse. Et encore, une échelle invisible. Tout est à la bonne échelle et porte en même temps une monumentalité potentielle. Les œuvres pourraient être beaucoup plus grandes que ce qu’elles contiennent, au sens littéral du terme. Elles ont une capacité à être habitées, à être traversées et donc à rejoindre l’architecture. Parlons-en : dans le projet A380° tu mets en place une sorte d’alphabet de la partition, de la circulation, du déplacement, des jeux de lumière et de matière afin de donner lieu, de faire naître une architecture non pas formaliste mais purement plastique. Adolf Loos fait la distinction entre l’architecture et l’art. L’architecture, écrit-il, doit plaire à tout le monde alors que l’art peut ne plaire à personne. A380° est une architecture qui serait à elle-même son propre idéal, art et architecture tout à la fois…
VP : Le projet A380° cristallise de manière forte plusieurs préoccupations. C’est un projet qui a été construit à partir du schème d’un assemblage de charpente qui est l’enture de Jupiter. Donc là, pour le coup, il y a un point de départ conceptuel et ce qui m’intéresse beaucoup c’est qu’il propose une partition - je dirais totale- de l’espace, qui va au-delà d’une topologie cardinale Est/Ouest Nord/Sud car ce qui doit tenir l’ensemble physiquement est un espace central en élévation dont la définition formelle n’est jamais donnée au visiteur et dont la nature de la matérialité ne pourra être définie qu’au cours de la réalisation. Un projet n’est définitivement pas une échographie d’une sculpture.
De plus, cet important projet repose sur des matériaux très spécifiques et malheureusement chers qui font qu’il est difficile de le démarrer.
FB : Dans l’architecture qui n’est pas là pour servir il y a forcément du sacré ou plutôt une spiritualité. Il y a un très beau texte de Nietzsche dans Le Gai savoir où il en appelle à une architecture des contemplatifs qui ne serait pas religieuse mais offrirait des lieux où penser nos propres pensées et nous promener au-dedans de nous-mêmes. Il y a dans A380° quelque chose de cet ordre, bien loin de la monumentalité de célébration ; lieu qui se parcourt et reste ouvert, espace/volume sans mission.
VP : Ce que j’aimais beaucoup avec les « bassines » qu’on avait montrées en 2007 à l’Artboretum, c’est que de loin elles étaient pleines et quand on se rapprochait, on découvre que ce vide lui-même crée un espace qui déborde l’espace de la bassine. Le trait ou la ligne ou le bord n’est jamais une inscription sur la surface dans mon travail, il est simplement là où la surface s’arrête.
FB : Je parlais tout à l’heure du jeu du passage et de la lumière. Il peut y avoir un double jeu, à la fois « je joue avec toi » mais encore les choses jouent entre elles, elles ont du jeu. Il y a du reste. Les traits, étant donnée leur juxtaposition, les lignes d’horizon, les fenêtres, les partitions … interdisent un achèvement de la définition. Il y a toujours une échappée, ça s’évade, ça se relâche.
VP : Au départ, il y a le désir d’établir une relation dans l’espace, j’ai toujours été nul avec la perspective et la géométrie. Je crois qu’on peut –comme dans les mathématiques- inventer un espace du moment qu’il n’a pas de contradictions et qu’il puisse fonctionner. C’est cela que je fais, j’essaye d’y voir plus clair.
Là où j’ai beaucoup appris, c’est sur le degré de définition des surfaces pour pouvoir lire l’espace. Le travail va dans des directions contradictoires puis d’autres et il faut avancer à pas lents jusqu’à pouvoir définir un caractère d’évidence qui s’impose. Et après c’est simple.
Chaque pièce est dans une double histoire : celle de sa propre existence et celle de son rapport aux pièces précédentes.
FB : Il y a aussi un jeu, une relation entre translucidité et structuration. Les pans qui partagent l’espace sont à la fois des murs, des écrans, des passages pour la lumière et la vision. Cette présence hybride provoque une sensation de flottement ; quelque chose qui tient mais ne donne pas à voir ce que sont habituellement les structures de la tenue.
VP : Oui, je ne sais pas s’il s’agit de flottement ou de quelque chose de l’ordre du tremblement fixe. D’un côté c’est important que l’œuvre soit construite, souvent dans une géométrie contrariée, d’un autre côté, il faut que l’œuvre soit accordée dans ses tensions à la fois mentalement mais aussi physiquement.
Ces questions de tension sont très importantes aussi d’un point de vue technique car il y a avec la résine des phénomènes de retrait qui peuvent amener des lignes à bouger par rapport au plâtre original. Donc il faut parfois reprendre la pièce après son tirage dans le moule et la ré-accorder dans sa bonne tension comme un instrument qu’on accorde, comme la peau d’un tambour.
FB : L’accident et l’aléatoire sont-ils constitutifs de ton travail ?
VP : Non, il y a comme je disais des retraits techniques mais comme on peut toujours corriger, pas d’aléatoire.
FB : Mais il y a de l’incertitude ?
VP : Il y a de l’incertitude car il y a beaucoup de troubles dans l’imposition et la sur- imposition des surfaces. Passer de la blancheur du plâtre, mate et irradiante à des surfaces translucides qui jouent entre elles avec différentes densités et en fonction du temps ; cela ne peut pas être prévisible.
Il y a surtout une incertitude au moment du démoulage d’une pièce car on a beau avoir le plâtre original à côté, même échelle, même forme, la découverte de la pièce en résine est toujours une immense et totale surprise ! C’est un peu comme si tu avais un dirigeable, un Zeppelin et tu coupes la corde qui le maintenait au sol. La corde c’est le plâtre.
FB : Le joueur aime le risque. Sans dessins ni maquettes, et avec la surprise que tu dis immense lorsque « sors » la pièce, il y a bien une mise en péril, un jeu terrible.
VP : Oui, parce que la sculpture doit se trouver sur la limite. Le lieu de la sculpture c’est la limite, un lieu sans étendue. Quand tu vois les plus belles pièces de Serra, c’est sur la limite qu’elles existent. Tu vois « Promenade », comme c’est lourd physiquement et comment cela décolle, tout ce que cela dégage…
FB : Quand tu parles du mouvement, de l’avancée, de l’éloignement, est-ce que ta sculpture a sa place en ville et le pourrait-elle ?
VP : La ville est aussi l’espace du mouvement …
FB : Dans l’espace public il y a des nécessités de solidité qui sont comme celles d’un lampadaire ou d’un banc public…
VP : C’est pourquoi je suis passé au processus de réalisation par infusion sous vide puisque c’est la possibilité de réaliser de grandes pièces d’une solidité extrême.
FB : Tu as parlé de la continuité d’une œuvre, du fait que ce qui vient sort de ce qui a été. As-tu aujourd’hui une connaissance de ce qui va advenir ?
VP : Evidemment non. Par contre il y a des choses qui n’ont pas pu être réalisées et une part de ces choses se déplace. Sur A380° il y avait des enjeux qui vont migrer dans la pièce pour l’Italie. Mais j’aimerais beaucoup réaliser un jour cet important projet.
Donc l’œuvre elle avance comme la vie, avec des ramifications, des influences et des opportunités, des déplacements, des questions….comme notre entretien.
Entretien réalisé le 4 décembre 2012 à l’Artboretum.